[Tribune Libre] Céline : les « Bagatelles » face à la critique de l’époque

16 juillet 2011 | Culture

Comment « Bagatelles pour un massacre », le pamphlet  antisémite que Louis Ferdinand Céline publia en 1937, fut-il accueilli par la critique de l’époque ? André Derval, qui vient de publier l’accueil critique de « Bagatelles pour un massacre » fait le point sur la question.

Céline : les « Bagatelles » face à la critique de l’époque

L’ouvrage réunit 62 articles parus dans la presse l’année qui suit la publication de « Bagatelles pour un massacre » : 1938. Beaucoup de chroniqueurs oubliés mais aussi André Billy, Robert Brasillach, Lucien Rebatet, Lucien Combelle, Victor Serge, Jules Rivet, Emmanuel Mounier, André Gide, Charles Plisnier.

L’importante et pertinente présentation d’André Derval a  pour souci principal de replacer les Bagatelles dans leur contexte. En premier celui de l’auteur, admiré pour le « Voyage au bout de la nuit », réputé alors « de gauche » mais qui, après l’échec relatif de « Mort à crédit » se rend en U.R.S.S. et en rapporte un « Mea culpa » auprès duquel le « Retour d’U.R.S.S. » d’André Gide semble écrit à l’eau de rose.

Céline : les « Bagatelles » face à la critique de l’époqueEn 1937, Céline veut s’atteler à un nouveau chantier romanesque : « Casse-pipe » mais il l’interrompt brutalement et passe l’été au Havre, enfermé dans une chambre d’hôtel, pour jeter sur le papier 384 pages de déclamations, d’invectives qui trouvent aussitôt un éditeur (Denoël). Voilà un torrent qui emporte tout ou plutôt une sortie d’égout qui défie toutes les convenances, toutes les règles de civilité. Visiblement, cela plaît et il s’en vendra jusqu’à 90 000 exemplaires ; les « Bagatelles » seront traduites en allemand, en italien et en… polonais.

Après la guerre, depuis son exil, Céline interdit la réédition des Bagatelles tout comme celle de « L’Ecole des cadavres » (1938) et des « Beaux draps » (1941). Une interdiction à laquelle n’a pas dérogé sa veuve, Lucette Destouches.

Devenues introuvables, les « Bagatelles » ont fait les choux gras de bien des libraires anciens et d’amateurs de livres rares. Elles ont aussi circulé en samizdat et on les lit aujourd’hui sur internet.

Pourquoi Céline s’est-il précipité pour écrire ce brûlot qui lui a fait, « post mortem », sa mauvaise réputation ? De ses origines, familiales et sociales, il est familier d’un antisémitisme de boutiquier, de celui qui voit des juifs partout, accapareurs, profiteurs, sans patrie véritable. Il vient de loin et a été cultivé par une fraction de la gauche socialiste (voyez Zeev Sternhell, avec toutes ses approximations). Cet antisémitisme-là est un ressentiment, plus ou moins fantasmé et qui ne s’exprime pas forcément en catégories politiques. Mais en 1937, un Etat européen, l’Allemagne, en a fait une doctrine officielle. Les pays de l’Europe centrale ne sont pas loin de la rejoindre. L’Italie, pour plaire à son allié allemand, s’y met. Aux Etats-Unis et même au Royaume-Uni l’antisémitisme progresse. La France ne risque pas d’y échapper, l’affaire Dreyfus est toujours familière et le Front populaire avec Léon Blum ou Jean Zay le rend d’actualité. Même si les deux hommes politiques cités sont des agnostiques, en rupture avec leur judaïté d’origine.

Mais Céline est un objet insolite, vibrionnaire, avant tout pacifiste et anarchisant. S’il va donner des armes à la droite révolutionnaire, c’est en toute inconscience. Ou plutôt son dégoût des intellectuels de faction, encartés, est tel qu’il se sert d’eux sans même les aviser. Ainsi, au départ réunit-il une documentation copieuse mais qui ne flatte pas son esprit critique. Il voit le professeur Montandon, « monomane de la raciologie » (sic), Darquier de Pellepoix, affairiste-polémiste, vrai escroc que Vichy nommera aux Affaires juives, Henri-Robert Petit, fondateur d’une feuille antisémite « Le Pilori » et grand pourvoyeur de cocaïne à Montparnasse… Céline prend aussi pour argent comptant le « Protocole des sages de Sion » et fait son miel de  «Israël, son passé, son avenir » d’un nazi néerlandais visiblement prébendé par Berlin.

Mais de toute cette information, de ces « sources » douteuses, il n’en fait rien ou presque. Des citations à la va-vite, des soi-disant références et preuves. En fait, il se laisse emporter par son écriture jusqu’au plus pur délire.

Céline : les « Bagatelles » face à la critique de l’époqueLes critiques du temps, remarquablement répertoriés par Derval, se partagent en deux. Une petite moitié est hostile à Céline, moins pour la forme que sur le fond : mensonges, appels au « pogrom », démence… ! Tous les autres saluent la sortie des Bagatelles comme un évènement. Mais il y a ceux qui l’approuvent sur le fond, tout en émettant quelques réserves sur le style et ceux qui ne veulent voir que la forme, stupéfiante, admirable et vont jusqu’à négliger la teneur antisémite de cette écriture.

Dans le camp des adversaires de Céline, le trotskyste Victor Serge se distingue par sa dialectique toute en finesse : « L’antisémitisme est, dans la décadence du régime actuel de la production, un sous-produit des nationalismes, poison au second degré, appelé à désagréger l’intelligence des masses. »

Les critiques juifs ou qui défendent cette minorité religieuse se livrent à un travail de critique interne qui n’a pas de mal à ridiculiser la « science » de Céline. Les chroniqueurs de gauche s’y emploient aussi. L’un d’eux est mal à l’aise, Jules Rivet qui, dans « Le Canard enchaîné » a salué un « livre libérateur, torrentiel et irrésistible », mieux qu’un chef d’œuvre : « c’est beaucoup plus grand que cela, et plus pur. » mais qui doit ensuite se justifier auprès du « Droit de vivre » : « Je ne suis pas antisémite, je ne suis pas anticommuniste (…). Je me contente d’être libertaire du genre individualiste » et Rivet de s’enfoncer en déclarant Céline, le « nouveau Villon ».

Car, effectivement, les laudateurs des Bagatelles inscrivent Céline dans une lignée d’auteurs irrévérencieux, grands prestidigitateurs de la langue, Villon, Rabelais, Agrippa d’Aubigné, le père Duchesne (Hébert), Léon Bloy…

Plusieurs hommes de lettres bien posés entrent dans la bataille. Charles Plisnier (prix Goncourt 1937) parle d’un « livre très beau et très malfaisant ». André Gide, dans la N.R.F. affirme que Céline « rigole » ou alors il serait « complètement maboul ». Il ajoute : « Céline excelle dans l’invective. Il l’accroche à n’importe quoi. La juiverie n’est ici qu’un prétexte qu’il a choisi le plus épais possible, le plus trivial (…) Et Céline n’est jamais meilleur que lorsqu’il est le moins mesuré. C’est un créateur. »

Céline : les « Bagatelles » face à la critique de l’époqueL’intempérance verbiagère de Céline fait son génie. Ses délires antisémites sont à remettre à leur place, avant la « solution finale » en germe dans « Mein Kampf » qui, lui, date de 1925. Pour lire les Bagatelles il faut s’en tenir là et ne pas les donner à des âmes innocentes ou en tout cas peu averties. Plus grave peut-être pour la réputation de Céline, les pamphlets confortent l’opinion qu’il « n’est jamais meilleur » que dans l’invective. Or les plus belles pages de « Guignol’s Band », de « Nord » ou de « Rigodon » sont de la poésie pure qui en font l’égal, par exemple, de Rimbaud. Ce Céline-là est voué à la plus longue postérité.

Armand Giraud pour Novopress France

André Derval. L’accueil critique de Bagatelles pour un massacre. Écriture, 298 p., 23 euros.

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