Professeur honoraire à l’université de Bordeaux, Gérard Dussouy a été l’un des premiers auteurs critiques de la mondialisation. Il s’est aussi intéressé à la géopolitique d’un point de vue européen. Il nous livre ici un point de vue équilibré sur la guerre russo-otanienne à travers l’Ukraine. Une guerre qu’il considère d’ores et déjà comme une catastrophe pour l’Europe.
Il ne pouvait rien nous arriver de pire qu’une guerre entre Européens, quels qu’ils fussent. C’est une catastrophe dont j’avais exprimé la crainte ici même, chez Polémia, et plus tôt déjà[1]. Mais c’est arrivé, et le premier résultat est là : une nouvelle division du Vieux Continent, des plus pathétiques qui soient, et peut-être pour longtemps, agrémentée par la reprise en main de l’Europe par les États-Unis, via l’Otan bien entendu.
Pour éviter les polémiques inutiles, je dirai que, dans ce conflit, entre Russes et Ukrainiens, les torts sont partagés, et qu’il est la conséquence d’incompréhensions mutuelles, tandis qu’entre Russes et Européens l’hostilité réciproque a été générée, et est entretenue, de chaque côté, par des représentations fausses ou dépassées du monde.
Je tâcherai d’apporter des précisions à ces deux catégories de causes en procédant à un bilan provisoire mais déjà très significatif, à mes yeux, de la guerre en cours.
La Russie, une puissance militaire ordinaire en proie à des mythes contre-productifs
Du côté de la Russie, quelle que soit l’issue du conflit, même si, à l’usure, elle élargissait ses gains territoriaux (ce qui n’en prend pas le chemin), il est clair que son image et son statut de grande puissance ressortent très abîmés et sont fortement dévalorisés. Comme en 1914, à la surprise générale, le « rouleau compresseur » russe a failli. Pas de Tannenberg, certes, cette fois (en 1915, malgré ses 40 divisions l’armée russe y fut mise en déroute par 12 divisions allemandes), mais pas de victoire éclair non plus, comme le laissait augurer le décalage estimé (mais mal estimé) des forces en faveur de la prétendue « puissance eurasienne ». Et pas plus que l’Armée rouge n’était hier capable d’envahir et de dominer l’Europe, comme l’avait démontré en son temps Jacques Sapir, parce que tout simplement une économie en lambeaux ne peut générer une armée équipée de matériel de qualité et de haut niveau, l’armée russe, impuissante face à l’Ukraine (comme elle l’avait été en 1940 face à la Finlande), n’est pas aujourd’hui en mesure de relever un tel pari, contrairement à ce que les atlantistes ne cessent de répéter. Néanmoins, en dépit de ces contre-épreuves, le mythe du « rouleau compresseur » a survécu, sans doute en raison de l’accumulation statistique de matériels militaires, le plus souvent obsolètes à l’exception de quelques rares engins balistiques. Mais c’est aux dépens des dirigeants russes eux-mêmes, médusés par leur défaite.
Bien sûr, Il reste à la Russie son arsenal nucléaire, tellement délicat à utiliser, sauf dans un geste de désespoir. En revanche, son Heartland qui est vide (150 millions d’habitants dont les trois quarts regroupés dans le nord-ouest de l’immense État et dont un bon quart ne relève pas de l’ethnie russe) et mal exploité, mais également ses insuffisances économiques, technologiques et financières graves ne permettent pas à la Russie, malgré les faux-semblants, de jouer dans la même cour que les États-Unis et la Chine. Contrairement à ce que les thèses géopolitiques en vogue ces dernières années à Moscou ont pu faire croire, l’immensité et le positionnement géographiques ne fondent pas à eux seuls la puissance. Il convient de se méfier des modélisations cartographiques trop suggestives.
Finalement, sauf un retournement imprévisible, la guerre laborieuse menée par la Russie contre le peuple ukrainien et la technologie américaine démontre qu’elle n’est qu’une puissance moyenne, régionale, aux capacités guère plus élevées que celles des États européens que l’on peut tenir pour être les plus conséquents.
La confirmation de l’existence d’une entité nationale ukrainienne
Quant à l’Ukraine, son indépendance est acquise tant les États-Unis sont déterminés à ce qu’il en soit ainsi. C’est un aboutissement du projet stratégique pour l’Europe défini par Brzezinski, le conseiller des présidents démocrates, au lendemain de la chute de l’URSS. Ils sont par conséquent décidés à la soutenir coûte que coûte.
Toutefois, cette indépendance ne peut pas être réduite au seul fruit d’une manipulation américaine, bien qu’elle doive beaucoup aux armements américains. Car elle est des plus légitimes du point de vue des événements que les Ukrainiens ont subis depuis le début du vingtième siècle, quoique l’Ukraine n’ait jamais eu d’existence historique en soi, en tant qu’État proprement dit. C’est d’ailleurs ce qui explique que les Russes, dont Poutine au premier chef, pensent que les Ukrainiens et eux-mêmes ne forment qu’un seul et même peuple.
Objectivement, l’indépendance est légitimée par le fait que l’Ukraine a remarquablement résisté à l’assaut russe, que sa population n’a pas fraternisé avec son armée comme l’espérait sans doute le président russe, et qu’elle ne s’est pas divisée. Cela prouve qu’il existe bien aujourd’hui une conscience nationale ukrainienne. Sans doute que le souvenir de la terrible expérience soviétique doit beaucoup peser dans la rupture entre les deux peuples frères. On peut rappeler les épisodes dramatiques de l’indépendance avortée de l’Ukraine en 1921 après une guerre d’anéantissement de quatre ans menée par les bolcheviks, puis la persécution des koulaks par Staline dans les années trente, qui a frappé lourdement l’Ukraine agricole d’une vaste famine, et enfin la répression soviétique en 1944-1945 d’une Ukraine jugée trop favorable aux Allemands pendant la « grande guerre patriotique ». Enfin, depuis l’indépendance de 1992, il y a certainement le fait, surtout chez les plus jeunes, que, ayant commencé à goûter aux standards de vie de la société européenne, les Ukrainiens n’ont pas du tout envie d’en revenir aux normes passablement mornes de la société russe.
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