La terre et les morts : notre devoir de mémoire 1914 – 1918 (10)

20 novembre 2014 | Culture, Europe, France, Politique, Société

20/11/2014 – LAVAL (NOVOpress)
Il aura fallu cent ans pour que la société moderne, gangrenée par l’hyper-mobilité, la sur-consommation et le rejet pathologique du passé, se souvienne d’une guerre qui fut à l’origine d’un ethnocide sans précédent. Des générations de paysans et d’ouvriers ne reviendront jamais de quatre années d’un conflit indépassable dans l’horreur et l’héroïsme quotidien. Ceux-là mêmes qui eurent à affronter les sabreurs de Clémenceau le Rouge quelques années plus tôt lors des grandes grèves du début de siècle, fourniront sans rechigner les bataillons lancés dans la boue des tranchées. L’aristocratie française s’éteindra elle aussi dans les charges et les trous d’obus, « en casoar et gants blancs », sous le regard moqueur de l’industrie de l’armement. L’année 1918 verra naître la fin d’un monde.

Si notre attention est essentiellement dirigée sur la société de demain et les façons d’y parvenir, nous n’oublions pas que nous sommes les gardiens d’une tradition et d’une histoire. La Grande Guerre, par son ampleur folle, a touché chaque famille française, du plus petit village, à la grande métropole. Nos monuments aux morts en témoignent. Hors du consensus mou orchestré par l’Etat, il nous a paru indispensable d’évoquer cette tragédie humaine et la mémoire de nos ancêtres. Celle-ci nous appartient tout autant – et peut être même plus – qu’à d’autres.

Pour ce faire, nous avons choisi délibérément de suivre un de ces conscrits de 1914 à travers les lettres qu’il envoya quotidiennement à sa famille et ce jusqu’à son décès au front le 28 février 1915 (photo). Ces lettres furent publiées dans la presse locale pendant la période de guerre et restent inédites depuis. Si elles reflètent pleinement une époque (la propagande joue un rôle déterminant), on y découvre l’homme en arme avec toutes ses contradictions. Mais c’est surtout le quotidien effrayant des combattants que nous allons découvrir.

D’origine modeste – son père est journalier et sa mère femme de ménage –, Paul Vaseux naît le 6 janvier 1889 dans un petit village du Maine, sur les marches de Bretagne et Normandie. Incorporé à compter du 28 septembre 1907 comme engagé volontaire au 131ème régiment d’infanterie, le jeune homme se rengage successivement quatre fois et gravit les échelons de la hiérarchie militaire : caporal en 1908, sergent en 1911, sergent-major en 1913. Son état des services le décrit blond aux yeux bleus et d’une taille de 1,67 mètre. En décembre 1913 survient le décès de sa mère qui va marquer profondément le jeune sous-officier. Le 1er août 1914 on mobilise…

La neuvième partie des lettres de Paul Vaseux


A la fin de l’année 1914, le 131ème régiment d’infanterie se bat autour de deux villages dont les noms, désormais historiques, rappellent des combats sanglants : Vauquois, observatoire d’où l’on domine 30 kilomètres de terrain, et Boureilles, clef de la route qui contourne l’Argonne.

31 janvier 1915

« Que de choses à vous dire depuis mon dernier mot. Que d’émotions et que de tristesses ! Que de deuils la mort a encore semés autour de moi sans m’atteindre !
Commençons par le commencement et suivons la marche des événements qui se sont succédés pendant cette huitaine de tranchées que nous venons de passer.

Si je me souviens, j’avais écrit le 21 ou 22 courant un lettre assez longue. C’était la veille de notre départ. Quelques heures après, à minuit exactement nous partions pour la tranchée. Six heures de marche sous la neige d’abord. Sous nos toiles de tentes, nos sacs de couchage et tout ce que nous avions pu nous mettre sur le dos pour nous protéger contre ce mauvais temps, nous aurions été traversés. Ces petits abris de fortune nous ont protégé au moins les épaules ; le reste du corps et principalement les jambes et les pieds étaient trempés. Mauvaise arrivée dans la tranchée. Enfin dès que le jour apparut, nous échangeâmes notre linge de corps contre celui contenu dans notre sac et que ce fameux “As de carreaux” quoi qu’on dise, avait conservé bien sec. Quelques jours de dégel, nuits très froides, surtout les premières, et voilà la moitié de notre séjour passé.

Malheureusement, la seconde période nous ménageait de biens pénibles quarts d’heure. Le 26 au soir, le colonel fait appeler mon capitaine. Il faut une section commandée par un officier parte immédiatement en reconnaissance à 50 mètres en avant des tranchées de notre compagnie. Les boches construisent un élément de tranchée en pleine direction sur les nôtres, et il ne faut pas les laisser nous approcher davantage car il nous feront sauter. La section aura pour mission d’envelopper la tranchée de chaque côté, une partie se jettera sur le petit poste qu’elle fera prisonnier coûte que coûte pendant que les autres se tiendront prêt à répondre à toute attaque. Le coup est difficile et ne réussira que s’il est exécuté avec promptitude. Surtout, pas de flanchards et du coude à coude. Partez et préparez.

Rentré, le capitaine me fait appeler et me désigne. Au premier mot je sentis ce que l’on allait me demander. Je ne pus résister, je tremblais de tous mes membres et le cœur se mit à battre très fort. Je m’étais rendu compte du danger et je savais que je ne reviendrais pas. Ma dernière heure était sonnée. Après un quart d’heure de tremblotte, je réagis contre cette faiblesse qui m’avait empoigné, je commandais à mes nerfs de se tenir tranquilles et je me mis à étudier ma mission.

Un quart d’heure d’études et j’annonçais à mon capitaine : je serais prêt quand l’ordre de mise en route arrivera. Il me serra la main et je rentrai dans mon gourbi. Je fis appeler tous mes gradés, leur expliquai ce qu’on attendait de nous et les priai de ne pas réveiller mon monde avant nouvel ordre. Il était inutile de troubler le repos de mes hommes. Je les réveillerai moi même lorsqu’il le faudra. Je fis part de mes volontés à quelqu’un qui ne prit pas part à l’action, lui remis l’argent que j’avais en trop, mes lettres et autres affaires personnelles et je me mis à penser à Dieu. Au bout d’une demi heure de recueillement, je m’étendis sur la paille en attendant l’ordre du départ. J’étais un peu comme ce chevalier du moyen âge qui passait la nuit en prières auparavant la cérémonie et un peu comme ce condamné à mort qui fume sa dernière cigarette et bois sa dernière goutte de rhum. Au fur et à mesure que l’heure avançait, je me disais : dans deux heures, dans une heure je serais mort ou prisonnier. Jamais, jamais je ne me suis vu si près de la mort. Je l’avais d’ailleurs envisagée comme l’accomplissement de ma mission et j’étais aussi prêt à paraître devant Dieu qu’à me faire tuer s’il le fallait. Que de pensées m’agitèrent pendant ces quelques heures qui me séparaient de ma mission. Je pensais à vous tous, au pays natal, au plaisir que j’aurais eu à vous montrer mes galons et raconter ma campagne, à bien d’autres choses encore mais surtout à notre bien chère mère. Il me sembla que dans quelques heures je serais près d’elle, qu’elle serait là pour me recevoir et que le commencement d’un nouveau bonheur, d’une joie parfaite, ne saurait être éloignée. Toutes ces pensées s’enchevêtrèrent dans mon esprit jusqu’à ce qu’une trop grande fatigue m’emportât et je me laissai tomber dans un sommeil léger. Minuit. Nouvelle note du colonel ajournant ma mission à 1 heure de la nuit plus avancée, une action simultanée devant être opérée sur un autre point par le sous-lieutenant d’Amade.

Une heure, réveiller ma section et se tenir tous prêts. Deux heures. J’entends des pas. On me demande. Je me lève. J’écoute. La mission est décommandée comme jugée trop dangereuse et d’une trop faible chance de réussite.

Je n’en revenais pas. On venait de m’apporter ma grâce. Je n’en revenais pas. Je préviens mes gradés pour qu’ils se reposent en paix, et après avoir remercié la Très Sainte Vierge à laquelle je m’étais particulièrement recommandé, je m’endormis bien heureux. Le lendemain nous étions relevé par un autre poste. »

A suivre…

Guillaume Le Carbonnel

Crédit photo : DR

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