29/10/2014 – LAVAL (NOVOpress)
Il aura fallu cent ans pour que la société moderne, gangrenée par l’hyper-mobilité, la sur-consommation et le rejet pathologique du passé, se souvienne d’une guerre qui fut à l’origine d’un ethnocide sans précédent. Des générations de paysans et d’ouvriers ne reviendront jamais de quatre années d’un conflit indépassable dans l’horreur et l’héroïsme quotidien. Ceux-là mêmes qui eurent à affronter les sabreurs de Clémenceau le Rouge quelques années plus tôt lors des grandes grèves du début de siècle, fourniront sans rechigner les bataillons lancés dans la boue des tranchées. L’aristocratie française s’éteindra elle aussi dans les charges et les trous d’obus, « en casoar et gants blancs », sous le regard moqueur de l’industrie de l’armement. L’année 1918 verra naître la fin d’un monde.
Si notre attention est essentiellement dirigée sur la société de demain et les façons d’y parvenir, nous n’oublions pas que nous sommes les gardiens d’une tradition et d’une histoire. La Grande Guerre, par son ampleur folle, a touché chaque famille française, du plus petit village, à la grande métropole. Nos monuments aux morts en témoignent. Hors du consensus mou orchestré par l’Etat, il nous a paru indispensable d’évoquer cette tragédie humaine et la mémoire de nos ancêtres. Celle-ci nous appartient tout autant – et peut être même plus – qu’à d’autres.
Pour ce faire, nous avons choisi délibérément de suivre un de ces conscrits de 1914 à travers les lettres qu’il envoya quotidiennement à sa famille et ce jusqu’à son décès au front le 28 février 1915 (photo). Ces lettres furent publiées dans la presse locale pendant la période de guerre et restent inédites depuis. Si elles reflètent pleinement une époque (la propagande joue un rôle déterminant), on y découvre l’homme en arme avec toutes ses contradictions. Mais c’est surtout le quotidien effrayant des combattants que nous allons découvrir.
D’origine modeste – son père est journalier et sa mère femme de ménage –, Paul Vaseux naît le 6 janvier 1889 dans un petit village du Maine, sur les marches de Bretagne et Normandie. Incorporé à compter du 28 septembre 1907 comme engagé volontaire au 131ème régiment d’infanterie, le jeune homme se rengage successivement quatre fois et gravit les échelons de la hiérarchie militaire : caporal en 1908, sergent en 1911, sergent-major en 1913. Son état des services le décrit blond aux yeux bleus et d’une taille de 1,67 mètre. En décembre 1913 survient le décès de sa mère qui va marquer profondément le jeune sous-officier. Le 1er août 1914 on mobilise…
La septième partie des lettres de Paul Vaseux
A la fin de l’année 1914, le 131ème régiment d’infanterie se bat autour de deux villages dont les noms, désormais historiques, rappellent des combats sanglants : Vauquois, observatoire d’où l’on domine 30 kilomètres de terrain, et Boureilles, clef de la route qui contourne l’Argonne. Paul Vaseux et ses camarades vivent sous la pluie et le vent très froid. L’attaque sur Vauquois est fixée pour le 8 décembre. Les Allemands se sont retranchés formidablement sur les hauteurs. Paul Vaseux raconte dans une longue lettre l’attaque du village le 9, sous une pluie battante et par une nuit très noire.
Clermont-en-Argonne, 18 décembre.
« Nous venons encore de tirer douze jours en pleine forêt et en première ligne et je suis bien content de venir prendre de venir prendre un repos de quelques jours bien gagné.
Si je me souviens bien, mon dernier entretien vous avait renseigné sur ma reconnaissance et les félicitations qu’elle m’avait values. Depuis nous avons fait l’attaque de Vauquois, malheureusement sans obtenir le succès complet. C’est un nid d’aigle presque imprenable et il faudra encore y tenir le siège pendant quelque temps avant de l’emporter. La veille au soir j’avais avec mon commandant de compagnie et mes camarades reconnu l’emplacement à occuper et les dispositions à prendre autant qu’il est possible de faire d’après les prévisions et le résultat du premier choc. J’étais décidé, j’envisageais très bien ma petite affaire, lorsque, à 9 heures du soir, je fus appelé au téléphone près du colonel qui me désigna comme chef de liaison entre lui même et le général de brigade, si bien que j’ai passé trois jours au poste de faveur. Après cette fameuse attaque, ma mission étant terminée, je suis resté dans les tranchées jusqu’à mon arrivée ici.
Comme c’est pénible par ces temps-ci ! Il pleut presque tout le temps. On a du mal à vider l’eau des tranchées assez vite pour ne pas être trop mouillé. Malgré tous nos efforts il faut rester constamment dans la boue et l’eau jusqu’à la cheville. On en arrive bientôt à n’y plus faire attention. On installe rondins, faseines, claies, tout ce qui peut nous rendre le séjour plus supportable.
Évidemment, toutes ne sont pas comme celle-là.
Tout dépend de la position du terrain, du temps, de l’importance qu’il y a à occuper plutôt telle tranchée moins bonne que telle autre pour des raisons de manœuvre et de combat. Je me suis trouvé à occuper une mauvaise tranchée qui commandait un point très sérieux et qu’il fallait tenir à tout prix, demain ce sera un autre, à côté de moi des camarades sont plus favorisés. Et puis, j’avais passé trois jours au poste d’honneur, je pouvais à mon tour en passer 4 ou 5 au poste le plus pénible. Malgré tout, ça va, et très bien je ne manque de rien. Je sais qu’il y a plus malheureux que moi autour de moi et cela m’aide à supporter courageusement mes petites misères.
D’ailleurs je ne voudrais pas continuer plus longtemps à vous faire part de mes petites souffrances ou émotions si je savais vous inquiéter ou attirer sur moi trop grande pitié. Je vous raconte pour essayer de vous donner une petite idée de ce que nous faisons et pour vous intéresser mais, nous avons vu de telles choses depuis le début que nous sommes tous devenus de véritables guerriers et que ce qui nous aurait paru impossible il y a quatre mois nous le faisons aujourd’hui presque sans y penser.
Pourtant, le jour de la relève, je croyais que mon dernier jour était arrivé. A 18h00, deux boules lumineuses viennent éclairer nos tranchées comme en plein jour. Pour moi et mon petit poste, premier avertissement et redoublement de vigilance, 20h20 deux autres boules lumineuses éclairant sur presque un kilomètre et demi. Nouvelle émotion confirmant nos premières craintes.
Je commence à me faire de idées. Les boches préparent une attaque de nuit et après avoir repéré nos positions les plus critiques vont en faire l’assaut. Je ne cesse de surveiller moi même avec quelques hommes que j’ai mis aux aguets dans la tranchée en plus des sentinelles habituelles auxquelles j’ai recommandé la plus grande attention.
Au bas de la pente que nous occupons, à 200 ou 300 mètres de nous, à la lisière d’un bois, les petites lanternes sourdes dont font usage les patrouilleurs boches commencent à s’agiter. A chaque apparition de lumière feu de salves de ma tranchée.
Plus je vois tout cela, plus je crois que ma première idée va se confirmer. Préparation à la surprise. Tout le monde travaille et a son fusil approvisionné et chargé. En cas d’attaque nous avons mission de tenir jusqu’au bout, nous sommes tellement avancés qu’il est impossible de se replier, je prends donc mon parti : résister jusqu’à la fin, en tuer le plus possible et donner l’alarme par mon feu. Cette idée d’attaque était si bien ancrée dans mon esprit que j’en arrivais à voir beaucoup plus de petites lanternes qu’il n’y en avait. Etait-ce la même idée ou la même crainte chez mes camarades ! Je ne sais.
Cependant, sur toute la ligne avancée, feux continuels à peu près en même temps que chez moi. Nouvelle preuve pour moi que je n’étais pas victime d’une hallucination. Il y avait certainement quelque chose d’anormal.
23h00 : trois nouvelles bombes lumineuses éclairant tout le terrain qui nous environne, deux petites bombes éclatent à dix mètres derrière nous, le grand projecteur de Vauquois éclaire toute la vallée. Du coup, je me dis, c’est fini. On va nous envoyer quelques obus pour nous démoraliser, et préparer le mouvement en avant de l’infanterie, qui vient à l’aide de ses petites lumières sourdes, de se préparer à l’assaut de nos tranchées dès que le signal convenu sera donné. De notre côté, fusillade sur toute la ligne dans la direction et sur des points choisis pendant le jour. Au bout d’un quart d’heure, cessation du feu, on ne voit toujours rien venir, car, malgré une nuit fort noire, mes yeux fouillent complètement à plus de 100 mètres. Ralentissement du feu sur toute la ligne.
Minuit. Nouvelles boules lumineuses sans obus cette fois. Nouvelle fusillade de notre côté.
Enfin, 1h00 : rien. Tout le monde commence à rentrer au repos à l’intérieur de sa tranchée. On ne voit plus rien et on entend que les coups de feu des sentinelles qui veillent toujours de leur mieux.
Vers 2h00, relève par la 4e. Tout est rentré dans le calme le plus parfait. Le mouvement qui s’était opéré chez nos voisins d’en face, était moins important que je ne l’avais prévu, j’en suis même arrivé à croire que leur vigilance n’était chez eux qu’une mesure prise pour parer une attaque qu’ils croyaient préparée chez nous comme quelques jours avant pour Vauquois.
J’étais cependant bien aise de sortir de ce trou où je venais de passer six jours assez pénibles et je vous assure que j’ai laissé de bon cœur ma place aux camarades.
Maintenant me voilà tranquille pour la fin de la semaine. Dès lundi prochain, il faudra probablement repartir. D’ici-là repos complet et un peu d’ordres dans les affaires. J’en profiterai pour vous écrire davantage et vous conter d’autres petits faits vécus ».
A suivre…
Guillaume Le Carbonnel
Crédit photo : DR