[Mémoire ouvrière] La presse ouvrière : « La Vie ouvrière » 1909 – 1914

1 juillet 2014 | Culture, Politique, Société

01/07/2014 – PARIS (NOVopress)
La Vie ouvrière est une petite revue bimensuelle dont le premier numéro paraît le 5 octobre 1909. Ce numéro, tiré à 5.000 exemplaires, est envoyé sous plis à la main par une poignée d’amis réunis dans un petit appartement privé. Cent dix livraisons seront publiées par la suite entre 1909 et juillet 1914 sous une couverture grise qui deviendra vite fameuse. Le chef de file de l’équipe de rédaction est Pierre Monatte, fils d’un maréchal-ferrant, correcteur à l’imprimerie confédérale et membre du comité des Bourses. Autour de lui, Alphonse Merrheim, Picard et Nicolet du bâtiment ou encore Voirin des cuirs et peaux constituent le « noyau » de la publication. Griffuelhes, Jouhaux, Yvetot promettent leur collaboration.

Rappelons que l’année 1909 symbolise pour la CGT et le syndicalisme dans son ensemble, une perte d’influence sans précédent liée à une grave crise d’incertitude et de transformation. Les échecs répétés des deux grandes grèves générales de 1906 et 1908 ont largement entamé le moral des travailleurs. La grève de Draveil-Vigneux en mai/août 1908 subit une répression brutale qui conduit à la mort de 6 militants et fait plusieurs centaines de blessés. Les principaux dirigeants de la CGT sont arrêtés.
Le secrétaire général Griffuelhes, objet d’attaques violentes dans son propre camp, démissionne le 2 février 1909.

"La Vie ouvrière"

“La Vie ouvrière”

Depuis 1900, la CGT possède son propre journal, La Voix du peuple. Mais simple outil militant, celui-ci n’a pas la force d’une publication intellectuelle de débats, d’idées et d’analyses théoriques. C’est dans cette période de remise en cause que quelques dirigeants syndicalistes révolutionnaires optent pour une formation de militants neufs et une orientation cohérente du mouvement. Le vivier des militants anarchistes et allemanistes semble ne plus porter ses fruits.

L’orientation de la revue est simple : « (…) tous, nous sommes unis sur le terrain syndicaliste révolutionnaire et nous nous proclamons nettement antiparlementaires. Tous aussi, nous croyons qu’un mouvement est d’autant plus puissant qu’il compte davantage de militants informés, connaissant bien leur milieu et les conditions de leur industrie, au courant des mouvements révolutionnaires étrangers, sachant quelles formes revêt et de quelles forces dispose l’organisation patronale, et… par-dessus tout ardents ! »

Disciple de Fernand Pelloutier, Monatte a fait ses armes au sein de deux journaux du monde syndical : L’Action sociale et La Révolution d’Emile Pouget qui ne vivra que 2 mois. Monatte, totalement désintéressé et voué à la cause, est un passionné de lecture et d’une très grande culture.

La Vie ouvrière se veut une revue d’action et de coopération intellectuelle. « La Vie ouvrière sera une revue d’action. Une revue d’action ? Parfaitement ; si bizarre que cela puisse sembler. Nous voudrions qu’elle rendît des services aux militants au cours de leurs luttes, qu’elle leur fournisse des matériaux utilisables dans la bataille et dans la propagande et qu’ainsi l’action gagnât en intensité et en ampleur. Nous voudrions qu’elle aidât ceux qui ne sont pas encore parvenus à voir clair dans le milieu économique et politique actuel, en secondant leurs efforts d’investigation », lit-on dans le premier numéro. Pour Monatte, la transparence financière est primordiale. Tous les problèmes financiers sont évoqués ouvertement dans les colonnes de la publication.

La revue loge au 42 rue Dauphine. Monatte accumule tous les postes : il est à la fois le rédacteur en chef, le secrétaire de rédaction et l’administrateur. Après plus de six mois, La Vie ouvrière compte déjà 1600 abonnés (ouvriers de toutes les fédérations), ce qui est bien plus que pour La Revue syndicaliste ou le Mouvement socialiste. Nombre de spécialistes viennent grossir les rangs du « noyau » : l’économiste Francis Delaisi, le médecin La Fontaine ou encore l’ingénieur Robert Louzon.

Toute l’équipe travaille dans un esprit d’entraide et de joyeux drilles. Des ouvriers de passage aident aux envois de courriers, participent aux tâches administratives. Des discussions vives s’engagent lors des permanences de la semaine jusque tard dans la nuit. Chacun peut y amener son abonnement et ses réflexions sur la revue.

La Vie ouvrière reste sur bien des points une revue atypique : dans sa vie interne (fonctionnement, financement), dans le choix de ses collaborateurs et surtout son contenu. On y évoque les grands problèmes de société, les mutations de la classe ouvrière et les problèmes internationaux. Les colonnes de la revue sont très largement ouvertes aux organisations ouvrières d’Europe. Dans le numéro du 20 décembre 1909 on peut lire : « Il n’est pas de pays où ne s’affirme une minorité révolutionnaire, faible ou puissante, souvent en dehors de l’organisation centrale nationale. Il faut, tout en restant au Secrétariat international et en participant à ses Conférences, ne pas perdre de vue ces minorités animées de conceptions semblables aux nôtres. Il faut que nous suivions leur mouvement et leur développement comme elles suivront les nôtres ».

Dans les premiers numéros parus, l’insurrection de Barcelone est très largement couverte. Mais on évoque également la grève des boutonniers de l’Oise. Véritable école intellectuelle du syndicalisme révolutionnaire, La Vie ouvrière aura un impact certain sur les dirigeants du mouvement ouvrier d’après la première guerre mondiale.

A la déclaration de guerre, Pierre Monatte est désabusé par le retournement des dirigeants syndicaux : « Comment s’imaginer un mouvement syndical, aussi un mouvement socialiste, aussi un mouvement anarchiste, qui ont brusquement, en quelques jours, les premiers jours d’août 1914, renversé et piétiné tout ce qu’ils avaient proclamé jusque-là, pour se rallier à la guerre et du même coup à la bourgeoisie qui menait cette guerre ? » 

Monatte démissionne de son poste au comité confédéral et saborde La Vie ouvrière.

Pierre Taburet

Photo Une : réunion de La Vie ouvrière à Paris en 1911. Pierre Monatte est à la tribune, deuxième à partir de la gauche, sans cravate. Crédit : DR

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Sources

– Chambelland Colette, « La Vie ouvrière (1909-1914) », Cahiers Georges Sorel, N°5, 1987. pp. 89-93.
La Vie ouvrière, N° d’octobre 1909 à février 1910

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