18/06/2014 – PARIS (NOVOpress)
Bien avant les oukases de la parité absolue et obligatoire lancées par les fanatiques de l’indifférenciation, le milieu ouvrier de la fin du XIXème et du début du XXème siècle a tenté de faire une place aux femmes dans le combat syndical. C’est une évidence mais les femmes ont toujours travaillé. Nonobstant, on ne retient d’elles bien souvent que l’image de la ménagère (personne sociale) la réduisant au simple niveau économique d’êtres consommateurs. Lors de la révolte des boutonniers de Méru en 1909, on verra les femmes en tête des cortèges, bras dessus bras dessous, défilant avec autant de vigueur et de détermination que les hommes. Clemenceau, le briseur de grèves, osera parler de « grève de bonnes femmes » ; ce qui en dit long sur le mépris de l’homme de gauche à l’égard des ouvrières.
Pour Michelle Perrot, « l’histoire du travail féminin est inséparable de la famille, des rapports des sexes et de leurs rôles sociaux. La famille, plus que le travail qu’elle conditionne, est le véritable ancrage de l’existence des femmes et de leurs luttes, le frein ou le moteur de leur changement. A lui seul, le travail ne peut les libérer, même s’il peut y contribuer. Au vrai, le travail a-t-il jamais libéré personne ? »
Malgré la persistance du travail à domicile, le nombre de femmes actives dans les professions industrielles va croissant entre 1896 et 1911 : 1.888.950 puis 2.192.500 15 ans plus tard. Ce phénomène, loin d’être nouveau, s’est accentué depuis le recensement de 1866. Les femmes se retrouvent majoritairement dans le travail des étoffes (78 à 88%), dans le textile (45 à 55%) et celui des métaux fins (20 à 32%). De manière générale, leurs salaires restent rarement supérieur à la moitié des salaires masculins ce qui créé de facto une concurrence entre les deux sexes. Le patronat tentera bien souvent de jouer cette carte afin de tirer les salaires vers le bas et de dresser hommes contre femmes lors de certains conflits sociaux.
Cette concurrence va être au centre des préoccupations des premiers congrès de la CGT et des différentes fédérations. Dans celle du Livre, on craint l’arrivée massive de femmes dans les ateliers de composition où elles font le même travail que les hommes pour un salaire moindre. Dans le textile, la chapellerie, la lithographie, c’est l’introduction des machines (et donc le remplacement possible des hommes) qui soulève des questions. A tel point que lors du 3ème congrès de la CGT en 1897, la commission des vœux demande qu’on mette en garde « les quelques rares corporations où l’élément féminin n’est pas encore entré ». Sans être un machisme exacerbé, cette réaction exprime surtout une crainte à l’égard de cette mise en concurrence qui risque à terme d’aggraver le chômage masculin et d’abaisser les salaires. Le travail féminin (à l’instar de celui des enfants), loin d’être un symbole d’émancipation, se définit dès l’origine comme l’arme de réserve du capital dans sa recherche continuelle de baisse des coûts du travail.
Face à cette menace, les réactions divergent. Outre les avis extrêmes condamnant de manière absolue le travail des femmes, certains syndicalistes pensent que celui-ci n’est possible que dans une société socialiste sans exploitation. D’autres, estiment nécessaire de faire grève dès que des femmes sont embauchées pour remplacer des hommes. Quelques uns penchent pour réclamer une égalité de salaire qui annulerait toute concurrence de fait. En réalité, aucune ligne syndicale clairement définie n’apparaît avant 1914. C’est le règne de la confusion la plus totale.
Parallèlement, on dénombre peu de femmes présentes au sein des syndicats : 5 % des syndiqués en 1900 et à peine plus de 8 % en 1914. Il est vrai que peu de fédérations cherchent à les attirer vers elles. Les cheminots font exception en reconnaissant l’admission des femmes dès 1891. Quelques syndicalistes expriment l’idée de créer des syndicats uniquement féminins. En 1914, une Ligue féminine d’action syndicale verra le jour dans le Rhône cherchant à concilier féminisme et syndicalisme. De même, la participation des femmes au sein des congrès syndicaux est quasi nulle. Dans le textile une seule femme dans le 3ème congrès de Roubaix, une seule également à Troyes en 1908. Lucie Baud(1), première secrétaire du syndicat des tisseurs de Vizille, sera déléguée au 6ème congrès national de l’industrie textile de Reims en 1904. La syndicaliste jouera un grand rôle dans les grèves de Vizille (1905) et Voiron (1906) où l’on comptera jusqu’à 10.000 grévistes.
Mais de manière générale, les ouvrières accèdent peu à des postes de responsabilité et ne sont guère écoutées. Il existe même parfois de véritables tensions entre les deux sexes lors de débats sur des acquis sociaux que les hommes ont précédemment obtenu. A Vizille, les travailleuses entreront en conflit avec Victor Renard, dirigeant autoritaire de la fédération nationale de l’industrie textile.
Si la participation des femmes aux grandes grèves reste faible, il est à noter l’existence de mouvements purement féminins : celui des corsetières de Limoges en 1895, des cartonnières de la Guerche en 1901, des ouvrières en soieries de Vizille en 1905 ou encore des ouvrières en parapluies d’Aurillac en 1914.
L’engagement des grévistes féminines n’a rien à envier à celui des hommes. Elles sont bien souvent plus tenaces et tout aussi courageuses dans les affrontements avec les forces de répression ou les bagarres contre les « jaunes ». Certaines assumeront de lourdes peines de prison comme à Lavelanet (Ariège) et Saint-Jean-en-Royans en 1906. Les femmes s’activent dans la préparation « des soupes communistes » lors des conflits qui durent et ne dédaignent pas en assurer la logistique. Tâche ingrate mais décisive. Exploitées de manière plus abrupte que leurs camarades masculins, les femmes grévistes axent très souvent leurs revendications sur les abus d’autorité dont elles font preuves. On les voit ainsi demander des renvois d’ouvriers, de contremaîtres ou de directeurs.
Mais il est un fait indéniable : cette présence féminine dans le monde du travail d’avant 1914 n’a pas été sujet à l’élaboration d’une doctrine spécifique dans le domaine de la politique syndicale vis à vis des femmes. La pensée syndicale a peu progressé à cet égard. Madeleine Guilbert estime que « Les objectifs et les méthodes du syndicalisme, au cours de cette période, le caractère aigu de la concurrence entre main-d’oeuvre masculine et féminine, l’ampleur des craintes qu’elle suscite, la persistance de l’image traditionnelle du rôle des femmes, les influences contradictoires des idéologies qui dominent le mouvement ouvrier semblent en être les causes essentielles ».
L’histoire est un éternel recommencement.
Pierre Taburet
1) Il faut lire le magnifique ouvrage de Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, qui reprend le témoignage de Lucie Baud engagée comme apprentie ouvrière en soie à l’âge de 12 ans.
Crédit photo Une : DR
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Sources :
– “La présence des femmes dans les professions et ses incidences sur l’action syndicale avant 1914”, Madeleine Guilbert, Le Mouvement social N° 63 avril/juin 1968.
– Le goût de l’émeute, manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la belle époque, Anne Steiner, l’Echappée 2012
– “De la nourrice à l’employée… Travaux de femmes dans la France du XIXème siècle”, Michelle Perrot, Le Mouvement social N°105 octobre/décembre 1978