09/06/2014 -PARIS (NOVOpress)
C’est à partir de 1909 que la CGT, et le syndicalisme dans son ensemble, va connaître une grave crise d’incertitude et de transformation. Les échecs répétés des deux grandes grèves générales de 1906 et 1908 signent la fin du romantisme révolutionnaire et des tenants de « l’action directe ». Après Guérard et Pelloutier, les anarcho-syndicalistes Victor Griffuelhes et Emile Pouget se révèlent tragiquement incapables de faire coïncider la grève générale (devant conduire à la révolution) et l’action syndicale quotidienne. La grève de Draveil-Vigneux en mai/août 1908 subit une répression brutale qui conduit à la mort de 6 militants et fait plusieurs centaines de blessés. Les principaux dirigeants de la CGT sont arrêtés.
Le secrétaire général Griffuelhes, objet d’attaques violentes, démissionne le 2 février 1909. Nommé en mars, Louis Niel lui succède mais pour peu de temps. Son attitude lors de la grève des postiers en mars/mai 1909 lui coûte sa place. Les syndicalistes révolutionnaires lui préfèrent Léon Jouhaux qui est intronisé le 2 juillet 1909 sur proposition de Griffuelhes.
A cette époque, Jouhaux apparaît encore comme le représentant de la tendance syndicaliste libertaire, « hostile à tout compromis avec l’Etat et le patronat ». Mais la CGT reste tiraillée entre syndicalistes révolutionnaires – partisans de l’autonomie ouvrière – et réformistes.
De leur côté, Alphonse Merrheim, secrétaire de la fédération des métaux, et Pierre Monatte, du syndicat des correcteurs, reprennent à leur compte les idées de Pelloutier (décédé en 1901) et axent leurs efforts sur la culture personnelle et la formation des syndicalistes. « Tous, nous croyons qu’un mouvement est d’autant plus puissant qu’il compte davantage de militants informés, connaissant bien leur milieu et les conditions de leur industrie, au courant des mouvements révolutionnaires étrangers, sachant quelles formes revêt et de quelles forces dispose l’organisation patronale », peut-on lire dans La Vie ouvrière.
Merrheim estime que la crise du syndicalisme vient essentiellement du fait que les ouvriers ne savent pas mener leurs actions d’une manière véritablement autonome et indépendante des influences. Il y décèle une crise de domestication mise en place par l’Etat et une réelle action corruptrice du gouvernement. De plus, il stigmatise le verbalisme des dirigeants de la CGT : « Si le syndicalisme révolutionnaire consiste uniquement en phrases creuses, alignées pour les meetings ; s’il doit aboutir à une nouvelle forme de démagogie qui légitimera tous les reniements ; s’il doit être une sorte d’impérialisme ouvrier planant au-dessus de la masse ; s’il doit maintenir cette masse dans l’ignorance au lieu de la comprendre, de l’aimer et de l’élever ; s’il doit flatter ses instincts tout en la méprisant, je comprendrais alors qu’en effet le syndicalisme soit frappé d’impuissance ». La grève des cheminots de 1910 en donne un exemple frappant. Le mouvement n’est pas ou peu organisé, les responsables mal préparés et dominés par une totale inexpérience. Pire, les grévistes commettent l’erreur de faire glisser leur action du terrain syndical au terrain politique. Aristide Briand saura en retirer un succès parlementaire non négligeable.
Mais la crise syndicale et les querelles internes sont également accentuées par l’approche de la guerre et les tensions internationales. Le 5 janvier 1911, Merrheim écrit dans La Vie ouvrière : « Nous nous trouvons à la veille d’un gigantesque conflit européen. Les nations y marchent à grands pas ; elles s’y préparent, fiévreusement. » L’ancien ouvrier chaudronnier pressent que le système capitaliste entraîne les travailleurs dans une guerre destinée à réduire une surproduction croissante.
Dès 1908, Alphonse Merrheim n’a de cesse d’alerter ses camarades sur le massacre des peuples que l’on prépare : « L’outillage économique de chaque nation oblige à produire, à surproduire… On s’élance sur les marchés mondiaux tout en fermant son propre marché par des tarifs prohibitifs. On se jette sur les pays neufs. Chaque nation s’efforce d’y assurer la prépondérance aux produits de son industrie. Et, par une conséquence naturelle, un pays marche à la rencontre d’un autre, se heurte à lui. Qu’est-ce qui assurera en définitive la suprématie commerciale de ses nationaux et comment ? Le plus fort et par la guerre. »
Toute l’action de Merrheim consiste à inciter les syndicalistes à « prendre conscience du danger » et « préparer les esprits et les volontés ». Il voit dans le duel anglo-allemand la source du conflit à venir et dénonce le cartel international de l’acier qui ne supprime en rien l’hostilité entre les métallurgies européennes. Francis Delaisi appuie cette analyse en publiant La guerre qui vient en 1911 : « Une guerre terrible se prépare entre l’Angleterre et l’Allemagne. Sur tous les points du globe, les deux adversaires se mesurent et se menacent. L’affaire du chemin de fer de Bagdad et la question des fortifications de Flessingue ont montré tout récemment à quel degré d’acuité la crise est parvenue. pour se battre, les deux puissances ont besoin de la France. L’Allemagne, qui manque de capitaux, a besoin de notre argent. L’Angleterre, qui n’a pas de service obligatoire, a besoin de notre armée. Notre gouvernement est donc l’arbitre de la situation ».
En réaction à la crise balkanique de 1912, la CGT convoque en urgence un congrès extraordinaire devant se dérouler au Havre les 24 et 25 novembre. Depuis 1908 et le congrès de Marseille, la position de la CGT face à la guerre est sans équivoque : à la déclaration de guerre, les travailleurs répondront par une déclaration de grève générale révolutionnaire. « La propagande antimilitariste et antipatriotique doit devenir toujours plus intense et toujours plus audacieuse. Dans chaque grève, l’armée est pour le patronat ; dans chaque conflit européen, dans chaque guerre entre nations ou coloniale, la classe ouvrière est dupe et sacrifiée au profit de la classe patronale, parasitaire et bourgeoise », avait-on proclamé au congrès d’Amiens. Au Havre, Léon Jouhaux confirme cette orientation : « Si la guerre est déclarée, nous nous refusons d’aller aux frontières ».
Une grève est annoncée pour le 16 décembre 1912 pour mettre fin « aux folies meurtrières de l’Europe militariste ». La mobilisation des ouvriers se révèle forte. Dans les mois qui suivent, la CGT milite contre la loi portant le service militaire à 3 ans. La campagne est intense et la répression féroce. Pour la première fois, la confédération accepte de collaborer avec les socialistes. Mais les événements s’accélèrent à l’été 14. Le 31 juillet, Jaurès est assassiné. Le 1er août, c’est la mobilisation générale.
Dès lors, l’orientation de la CGT change du tout au tout et opère un volte-face saisissant. Jouhaux, aux obsèques de Jaurès le 4 août, annonce : « Au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir et dont je suis, nous nous levons pour repousser l’envahisseur ». C’est l’annonce officielle du décès du syndicalisme révolutionnaire.
Jean Bruhat et Marc Piolot écrivent non sans ironie : « De fait, c’est l’Union sacrée : Jouhaux entre au Secours national aux côtés de Maurice Barrès, de l’archevêque de Paris, de Lépine l’ancien préfet de police, de Charles Maurras, etc. Dans les derniers jours d’août 14 le secrétaire général de la CGT devient commissaire à la Nation. La direction de la CGT accepte donc de collaborer dans cette guerre impérialiste ouverte pour un nouveau partage du monde avec la bourgeoisie contre laquelle, pendant des années, l’élite révolutionnaire du prolétariat s’était battue ».
Jacques Julliard analyse cette « débandade » par le degré de pénétration finalement infime de la doctrine antimilitariste de la CGT auprès des ouvriers. Si de 1906 à 1909, l’action antimilitariste est intense, organisée par les anarchistes, 1909 annonce un retour à la prudence et au réalisme. En cela, la CGT a échoué dans sa tâche d’éducation du prolétariat français. Pire, elle a capitulé devant « le déchaînement des nationalismes ».
Et Francis Cousin de conclure : « Dix millions de prolétaires de tous les pays d’Europe ont été exterminés entre 1914 et 1918 pour permettre au despotisme mondial de l’économie de résorber sa surproduction par un repartage militaire des marchés autorisant ainsi le nouveau monde américain du fétichisme financier à commencer de s’emparer d’une vieille Europe saignée à blanc (…) Les cimetières militaires de la guerre ne sont que la sordide continuation logique des usines salariales de la paix … »(1).
Pierre Taburet
Crédit photo : Ben Siesta via Wikipédia(cc).
1) Cité par Robert de Herte, Eléments N°151 avril/juin 2014.
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Sources :
– Histoire du mouvement ouvrier, Edouard Dolléans, T2 1871 – 1920, Armand Collin 1957
– Esquisse d’une histoire de la CGT, Jean Bruhat et Marc Piolot, Paris 1966
– La CGT devant la guerre, Jacques Julliard, Le Mouvement social N°49, octobre/décembre 1964